vendredi 25 septembre 2015

Minecraft ou le survivalisme capitaliste

Les médias populaires et leur évolution peuvent souvent nous donner un aperçu intéressant et inattendu de l'air du temps d'une certaine période historique. C'est particulièrement le cas des jeux vidéos qui, de par leur nature, se retrouvent imbriqués dans la société contemporaine d'une manière parfois encore plus aiguë que d'autres produits culturels. La part active que le jeu vidéo exige de nous fait de lui un outil d'appropriation importante des codes de la conjoncture historique donnée, un instrument par lequel on peut acquérir progressivement une maîtrise sur une situation a priori chaotique et défavorable, d'autant plus que ce processus d'apprentissage s'adresse – malgré le vieillissement des premières générations de gamers – tout d'abord aux plus jeunes générations qui font ainsi souvent par là leur première expérience de « travail » autonome.

Aujourd'hui on veut se concentrer tout particulièrement sur un genre de jeu vidéo très spécifique qui semble avoir un succès grandissant. Nous parlons des jeux dits de survie qui dans leurs différentes déclinaisons peuplent aussi bien le marché vidéoludique que les chaînes YouTube.

Qu'est-ce qu'un jeu de survie ?


Le nom de « survie » dit déjà de quoi il s'agit essentiellement. Essayons cependant de définir les traits caractéristiques du genre. Le jeu de survie est un jeu vidéo dans lequel le héros qu'on incarne se retrouve à devoir subsister seul face à un environnement inconnu et généralement hostile. Presque entièrement dépourvu de toute capacité ou outil au départ, le personnage est ainsi obligé de « faire avec » ce qu'il trouve sur place pour se donner les moyens de continuer l'aventure, qu'il s'agisse de trouver de la nourriture, de se créer un abri pour se reposer ou de fabriquer les armes nécessaires pour combattre les ennemis. Au fur et à mesure que l'on progresse on maîtrise des techniques toujours plus avancées qui vont rendre beaucoup plus tranquille l'existence dans ce monde virtuel, même si en fin de compte la survie n'est jamais assurée : aux ennemis qui viennent te chercher dans le sommeil s'ajoutent en effet les divers aléas produits par le jeu en ligne, à savoir la présence d'autres joueurs qui, par simple méchanceté ou poussés par le besoin, pourraient être amenés à détruire ce que l'on a patiemment construit.
On est chez nous
Le premier jeu du genre qui a vraiment initié la mode est bien sûr le très populaire Minecraft. Son succès a été fracassant, au point que quasiment aucun joueur de nos jours ne peut dire ne l'avoir pas essayé au moins une fois ne serait-ce que pour ragequitter à la première tombée de la nuit sous les assauts des monstres. Les graphismes retro et les charmantes musiques ont certes contribué à lui donner un style caractéristique, mais c'est avant tout son gameplay qui a attiré les foules et a contribué à faire de lui un modèle pour plein d'autres expériences vidéoludiques. Minecraft se présente d'un côté comme un jeu d'exploration à monde ouvert aux possibilités théoriquement infinies où moyennant les outils adéquats le personnage peut détruire à peu près tous les blocs qui constituent le paysage virtuel et le reconstruire à l'aide des matières premières ainsi obtenues. De l'autre côté, il y a l'aspect à proprement parler de survie. Le temps de la partie est compté : à la fin de la journée on sera attaqué par des hordes de bêtes sauvages qui vont essayer de te tuer ou au pire de détruire ce que l'on a créé jusque là, alors on a intérêt à ne pas trop traîner dans ses explorations et à se bâtir le plus vite possible un abri qui nous permet de tenir jusqu'à l'aube et de recommencer ainsi une nouvelle séquence exploration.
It's survival of the fittest, baby
Chacun de ces deux aspects a été exploré de façon plus détaillée dans deux genres apparenté au survival et qui ont été profondément redéfinis par Minecraft : l'aspect de re-création infinie du monde a donné lieu aux jeux orientés sandbox où l'on tend à diminuer encore plus les contraintes aussi bien en termes de scénario qu'en termes de menaces pour donner au joueur la plus grande liberté possible sur sa partie (Terraria, Animal Crossing, GTA...), tandis que l'aspect de survie a trouvé une dimension immensément plus menaçante dans le survival horror qui voit le personnage obligé à se tenir en vie dans un monde post-apocalyptique où la quasi totalité des autres êtres humains ont été transformés en monstres, le plus souvent en zombies. Si le survival horror a une longue histoire qui précède de beaucoup Minecraft, la généralisation du monde ouvert et les mécaniques bac à sable au détriment de l'aventure scriptée se sont mariées tout naturellement au concept de la survie plus solitaire dans un monde hostile pour donner des titres assez connus comme DayZ ou H1Z1. Remarquons cependant que sous l'influence du jeu vidéo de Mojang la différence entre les trois genres est devenue très floue : tout comme Minecraft, un Ark : Survival Evolved ou un Don't Starve présentent aussi bien le côté exploration/sandbox que le côté menace ennemie constante.

Robinson redivivus


Il est inutile de se pencher sur les différences entre les innombrables titres appartenant aujourd'hui au genre (pour un aperçu général on renverra notamment à cet article). Notre question est : pourquoi un tel succès du survival aussi bien en termes de production qu'en termes de public ? Que nous dit-il sur notre société contemporaine ? Notre réponse est que les jeux de survie sont, beaucoup plus que les autres, une représentation artistique de la situation historique particulière de la société capitaliste post-crise dans laquelle nous vivons.
Comment vous êtes bon, gentil
et civilisé Môssieu
Il n'est pas difficile tout d'abord de voir quelles sont les références culturelles qui ont inspiré le genre de survie. La quantité remarquable de jeu qui commencent sur une île déserte, à commencer par Minecraft lui-même (mais aussi son unique précurseur, Stranded Kids – Survival Kids aux US et au Japon – sorti sur la Game Boy Color en 1999), suggèrent très clairement ce que ces jeux nous poussent à revivre, à savoir l'histoire de Robinson Crusoé du roman homonyme de Daniel Defoe. Tout comme l'aventurier, les héros des jeux de survie sont en effet des individus issus d'une civilisation avancée qui se retrouvent dans un nouveau monde inconnu sans les moyens qu'on disposait dans le pays d'origine mais la plupart du temps avec un bagage de connaissances technologiques comparable à celui de sa propre culture. Le caractère fondateur de l'épopée de Robinson Crusoé pour l'imaginaire capitaliste avait été bien vu par Marx qui n'hésitait pas à affubler du nom de « robinsonnade » toute conception anthropologique dans laquelle un individu apparemment sans passé et sans appartenance sociale se retrouve à construire comme par magie sa propre existence dans un petit monde qui ne lui oppose pas spécialement de résistance. La critique de la robinsonnade était en fait une critique de l'idéologie libérale issue des théories du droit naturel et de la conception sous-jacente qui met entre parenthèses le social, ou pour mieux dire le social-historique – le terme est de Castoriadis – pour penser les individus comme tels, en tant qu'êtres isolés dont la rencontre hasardeuse parviendrait à produire la société. Mais robinsonnade peut aussi être en fin de compte toute utopie révolutionnaire dans laquelle on s'imagine pouvoir reconstruire librement un monde dans un petit espace qui aurait miraculeusement échappé à l'influence de la société, comme en laboratoire.

Quand l'utopie s'assombrit


Ces robinsonnades que sont les jeux de survie nous invitent ainsi à essayer de nous recréer une existence dans un monde plus ou moins inhabité par nos semblables ; le passé individuel et social ayant disparu, c'est désormais de notre milieu que l'on demande de faire table rase dans le but de la reconstruction. Rien de mieux qu'un jeu vidéo, à l'environnement par définition virtuel et manipulable, pour nous faire revivre le rêve libéral moderne par excellence !
Cependant, il y a un aspect par lequel les jeux de survie se détachent tout particulièrement de l'utopie libérale classique. Dans l'imaginaire de la robinsonnade en effet le monde qui entoure l'individu est vu comme un espace relativement accueillant : il n'oppose pas spécialement de résistance aux activités du sujet solitaire, lequel parvient sans trop de problème grâce à sa culture avancée à maîtriser le milieu et à en tirer profit. Crusoé lui-même n'est rien de plus que l'image d'Épinal du bon patron qui monte sa petite entreprise à l'aide de travailleurs locaux (qu'il sauve par ailleurs des méchants cannibales). Il n'est pas nécessaire non plus de souligner la proximité de Robinson Crusoé avec le dessein colonial qu'il présente de la façon la plus pure et apologétique comme un projet de libération de la nature sauvage par les peuples civilisés, quitte à se débarrasser au passage de quelques barbares qui font obstacle à l'étalement de ses activités. Autrement dit, la robinsonnade correspondait à une rêverie positive, à un projet social – dans son fond abominable – où un avenir radieux et illimité s'ouvrait à tout conquérant et à tout explorateur.

J'aime pas la randonnée
Or les jeux vidéos du genre survival nous offrent une vision un peu différente. Demeurent certes, par rapport à l'imaginaire robinsonien, la mise entre parenthèse du passé, la dimension de reconstruction solitaire de son existence et l'absence de limites du monde dans lequel on se retrouve jeté. Ce qui disparaît en revanche, et ce de plus en plus nettement, c'est le côté plus proprement utopique de l'épopée de Crusoé, celui qui permettait malgré tout de se projeter dans un futur meilleur après s'être débarrassé du carcan du passé. Le monde du jeu de survie est, comme le monde colonial du XVIe siècle, un monde sans contours précis, à l'horizon illimité, entouré d'un brouillard d'inconnu que l'on ne dissipe que peu à peu par l'exploration ; mais contrairement à ce qui se passait dans le monde imaginé par Defoe, l'inconnu n'est plus ici une invitation à la découverte et à la conquête, mais un horizon effrayant qui menace de toute part et à tout moment l'individu dans sa propre existence. Le « dehors » devient essentiellement source d'angoisse et d'inquiétude, il ne représente plus qu'une source de dangers potentiels à venir à l'égard desquels il faut se prémunir et se protéger si l'on ne veut pas y laisser sa peau. C'est d'autant plus vrai dans le survival horror que l'on pourrait voir comme un univers où les cannibales de Robinson Crusoé sont parvenus à dominer la terre et face auxquels notre aventurier colonial ne peut plus qu'essayer de survivre au jour le jour en espérant ne pas se faire bouffer. Est-ce vraiment un hasard si dans les deux cas – zombie ou cannibale – c'est toujours un homme mangeur d'hommes qui menace la vie de la personne ?
Là où le passé a disparu et où l'avenir est fermé en raison des risques qu'il nous fait présager, la seule dimension temporelle qui reste ouverte à l'individu est celle du présent : un présent flou, omniprésent et envahissant, sans hier ni lendemain, qui nous contraint à une vigilance accrue si nous voulons avoir une chance d'être toujours en vie, non pas dans un ou dix ans mais dans un jour voire dans une heure. Le présentisme qui caractérise ainsi essentiellement le jeu de survie correspond parfaitement à celui qui selon François Hartog définit le régime de temporalité de la société capitaliste contemporaine, régime dont font quotidiennement l'expérience le travailleur précaire, le chômeur, l'auto-entrepreneur et tous les autres travailleurs « atypiques » (c'est-à-dire hors protection par le droit du travail) dont les apologètes actuels du libéralisme nous chantent le louanges à longueur de journée, et qui est globalement vécu par les intéressés comme une grande source de détresse.

Survivalisme, néo-fascisme et libertarianisme


Et qu'est-ce qu'on est serrés dans cet espace vital
Il est intéressant de remarquer qu'un tournant comparable à celui qu'on vient de décrire dans l'utopie robinsonienne s'est également esquissé dans la pensée fasciste depuis l'après-guerre. Comme l'explique Nicolas Lebourg, l'extrême-droite a elle-même changé radicalement d'orientation dans les soixante dernières années. Le fascisme italien et le nazisme allemand ont conduit de fait à des processus d'expansion territoriale analogue au projet impérialiste colonial voire coïncidant avec celui-ci : l'idéologie nazie du Lebensraum justifiait la dilatation sans limite du territoire du Reich, d'abord pour englober tous les peuples de langue germanique et ensuite pour donner à ceux-ci un espace suffisant pour se développer, tandis que l'Italie de Mussolini, toute autarcique qu'elle était, s'est engagée dans la première (et dernière) campagne de colonisation de l'Afrique depuis l'unification du pays dans le but de rivaliser avec les autres puissances européennes. Mais dans l'après-guerre, le néo-fascisme a dû intégrer à son tour le processus de décolonisation dans lequel les sociétés occidentales étaient péniblement engagées et la fin du projet impérialiste qui en découle logiquement. Ceci l'a conduit à faire un virage de 180° dans sa posture, et à prôner en lieu et place du fascisme expansionniste et offensif un nationalisme de nature essentiellement défensive : au lieu de se constituer en Empire, la nation européenne n'est plus aux yeux du néo-fascisme qu'un pays colonisé par des forces étrangères qui viennent du dehors pour pourrir l'organisme national. Ce que les fascistes contemporains demandent, ce n'est plus de conquérir des territoires sur lesquels le Volk peut s'épanouir librement, mais de défendre le territoire actuel à l'égard de l'invasion étrangère qui se profile à l'horizon ; non plus de fédérer les peuples contre un ennemi commun, mais de repousser les éléments qui empêchent le peuple (au singulier) de vivre une existence paisible chez lui.
RADICAL FREEDOM
On peut constater désormais à quel point cette posture politique adoptée par les néo-fascistes coïncide avec les rêves des libertariens radicaux qui sont incarnés aux États-Unis par la mouvance du Tea Party. Rien ne dit mieux le contenu de leur projet politique que le Gadsden Flag : ce drapeau jaune avec un serpent à sonnette et la devise « don't tread on me » (« ne me marche pas dessus ») est la représentation parfaite de l'individualisme défensif dont ils affirment être les porteurs, l'animal en question ayant été choisi justement parce qu'il demeure paisible et inoffensif tant que personne ne met son pied sur sa queue – à la suite de quoi il peut infliger à l'agresseur une blessure fatale. Il va donc de soi que la liberté individuelle prônée par le Tea Party s'étend jusqu'au port d'armes, sinon comment pourrait-on se défendre efficacement face à l'assaillant qui foule ses pieds dans ma propriété privée ? On n'a pas de mal à s'imaginer ici le riche Texan assis devant la porte de sa villa de campagne le fusil à pompe à la main pour tirer sur tout individu s'étant introduit chez lui ; surtout, dirait-on, si cet individu s'avère être un inspecteur des impôts... ou un Mexicain.

On l'aura enfin compris : l'imaginaire que nous proposent les jeux vidéos de survie correspond bien à la mentalité survivaliste qui caractérise aussi bien Varg Vikernes que Sarah Palin. L'état d'esprit qui les traverse de part en part est celui d'une utopie libérale sans utopie, vidée de toute aspiration à changer l'avenir et tout entière occupée à maintenir l'état présent tel qu'il est le plus longtemps possible. Le survivalisme qui se dessine dans ce médium vidéoludique forme ainsi la matrice commune pour la fusion de la pensée libérale désenchantée et du fascisme post-colonial dans une époque de crise profonde du système capitaliste tel qu'il a été formalisé et mis en place depuis une trentaine d'années. Dans des sociétés vieillissantes où les valeurs du capitalisme sont désormais fortement en danger, le rêve americain ne survit plus que sous forme de cauchemar. Et est-il vraiment exagéré de voir en la figure du zombie dans le survival horror la projection de ces immigrés, de ces réfugiés, bref de ces « autres » menaçants, mi-humains, qui ne semblent vivre que pour dévorer notre substance vitale (ou nos allocs), face auxquels le seul moyen de défense envisageable semble d'avoir à leur tirer dessus ?

Aaaaalloooooooooooocs...

Conclusion : l'histoire contre le présent


Peut-on finalement juger comme une pure coïncidence le fait que Minecraft soit sorti en 2009, c'est-à-dire un an après le krach boursier de l'automne 2008 et qu'il ait immédiatement engendré un grand nombre d'émules, alors que son précurseur Stranded Kids n'a donné lieu à aucune suite véritable pendant dix ans ? Non, pas plus qu'on ne peut considérer comme purement accidentel le développement des services de particulier à particulier après la crise, ce qu'Evgeny Morozov rappelle très bien dans son article. Les jeux de survie se nourrissent de nos peurs et de nos incertitudes dans un monde marqué par la crise économique et les réponses tout à fait inadéquates qui lui ont été données par les gouvernements occidentaux. Ils nous donnent les dernières saveurs de l'utopie libérale à une époque où l'action collective et étatique est apparue comme inefficace et où chacun est par conséquent encouragé à se débrouiller tout seul dans un monde qui ne lui donnera le moindre secours (jugé comme une forme d' « assistanat »). Ce que Minecraft et Uber nous disent chacun à sa façon, c'est l'insuffisance de l'action des gouvernements des sept dernières années à s'attaquer aux racines de la crise et à nous donner une alternative viable à l'american dream en train de s'écrouler.

A deux on s'en sortira peut-être mieux
Sommes-nous désarmés face à ce présent envahissant dans lequel les jeux de survie tendent à nous engluer ? Est-ce vraiment la fin de l'Histoire ? Pas du tout. Car à côté du survival/sandbox et de ses parties par définition interminables, les gamers eux-mêmes ne cessent pas de demander des jeux « classiques », qui certes peuvent donner une grande latitude dans la progression, qui peuvent avoir lieu dans des mondes extrêmement vastes dont l'exploration complète prendrait des centaines d'heures, mais qui suivent quand même un scénario, une intrigue, une histoire que l'on découvre peu à peu et qui nous projette tout le temps dans un point par-delà l'actualité. Des jeux qui ont une (ou plusieurs) fin(s), mais qui paradoxalement de ce fait même nous arrachent au présent angoissant de la survie immédiate. Sommes-nous vraiment plus insatisfaits quand nous finissons un jeu de la série Batman Arkham avec toutes ses quêtes secondaires que quand nous parvenons à construire un bon mur pour notre campement dans Don't Starve Together ?

Le présentisme et le survivalisme n'empêcheront jamais notre société de sans cesse vouloir des histoires et d'en produire. Nous continuerons à écrire nos histoires malgré toute force qui nous dit de faire autrement ; et qui sait, peut-être qu'un jour nos histoires vont se rejoindre à nouveau dans une seule, grande Histoire...

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