dimanche 6 avril 2014

Politiques de la désidentification

Ce billet a été co-rédigé par l'auteur de ce blog et l'auteur du blog Socialisme critique. Il est le fruit d'échanges intenses et réguliers qui ont lieu sur plusieurs mois. La convergence de nos intérêts et la complémentarité de nos perspectives nous ont conduit à la décision de prendre position sur l'un des débats les plus animés de l'époque actuelle. Nous espérons pouvoir apporter un regard critique neuf par le rappel de références hélas trop méconnues, mais importantes afin de remettre en perspective la question et de stimuler l'imagination d'alternatives possibles.

Ceux qui s’intéressent aux questions sociales en conviendront : les problématiques de genre, de race et de classe sont appréhendées d’une manière différente que par le passé, ce qui entraîne nombre de remises en question, de crispations, voire de désillusions. Le contexte contemporain, entre post-colonialisme, chômage de masse et domination de l’idéologie réactionnaire, conduit à une incompréhension lancinante au sein du camp progressiste, conduisant ceux qui étaient naguère alliés à s’entre-déchirer. Ce constat n’est pas neuf. Au contraire, son évidence se révèle chaque jour avec plus d’éclat. Et c’est pour cela qu’il devient urgent d’y apporter des éléments de réponse, ou peut-être des pistes pour l’action.
Notre souci dans cet article est d’élaborer une stratégie antiraciste radicale de gauche susceptible de s’étendre aux masses. Le qualificatif « de gauche » est ici important. Un des problèmes structurels de l’antiracisme contemporain est en effet, pour une certaine part, sa profonde méconnaissance des mouvements d’idées, issus de l’extrême-droite, qui soutiennent les thèses racistes, racialistes, et ethnodifférencialistes. Cette méconnaissance, compréhensible pour des raisons évidentes, conduit à maintes situations paradoxales, où souvent le discours antiraciste se révèle être une simple inversion du discours raciste, jusqu’à en devenir le miroir, basé sur les mêmes principes, obéissant aux mêmes logiques, mais aux points de départ et d’arrivée intervertis, et ce même si sa légitimité est évidente. D’autre part, ce même antiracisme méconnaît aussi de manière plus subreptice comment le libéralisme investit le discours antiraciste et la question de la diversité culturelle afin d’occulter le problème de l’inégalité sociale. Or nous verrons que non seulement le multiculturalisme libéral n’est pas une réponse au problème du racisme, mais il constitue aussi un cadre dont l’extrême-droite peut très bien s’accommoder pour empêcher que l’on puisse poser radicalement la question de l’injustice sociale et de l’émancipation vis-à-vis du système inégalitaire.

Les politiques de l’identité qui commencent de nos jours à se répandre dans le camp progressiste sont peut-être l’une des formes les plus manifestes de cette contamination du discours antiraciste par des logiques qui ne lui sont pas forcément favorables et qui peuvent se révéler à terme nuisibles pour atteindre les buts qui lui sont propres. Nous avons de ce fait choisi de les prendre pour point de départ de notre analyse afin de montrer ce qui peut être problématique dans cette approche. A la fin du texte nous nous pencherons sur les façons de penser une politique antiraciste réellement alternative par rapport aux idées défendues par la droite, une politique qui couperait le cordon d’alimentation de nos adversaires et qui nous permettrait de construire une contre-hégémonie.

Naissance des identity politics


On aurait du mal à cerner les politiques de l’identité sans se rappeler qu’il s’agit d’un phénomène d’apparition très récente dans l’histoire des luttes pour l’émancipation. Leur formation et leur éclosion s’inscrit dans un cadre géopolitique institutionnel et économique très particulier en dehors duquel on ne saurait comprendre l’importance qu’elles ont pris par rapport à d’autres formes de lutte.
L’histoire du mouvement de libération Noir peut nous aider à jeter une lumière éclairante sur la genèse des identity politics, ne serait-ce que parce que ce sont des militants issus de ces luttes qui ont forgé le terme et lui ont donné sa première caractérisation forte.

Dans les années 1960, le capitalisme fordiste-keynésien atteignait son essor : les politiques de redistribution et d’augmentation de salaires, qui visaient entre autres à contenir la montée en puissance du communisme en Occident, avaient élevé le niveau de vie général de la population d’une manière rarement vue depuis l’essor du capitalisme. Dans ce contexte, l’exclusion de la population noire aux États-Unis à l’égard de l’accès aux droits civiques les plus élémentaires (droit de vote, droit au travail, aux études et aux logements décents), leur ségrégation et la maltraitance dont ils étaient victimes devenaient de plus en plus injustifiables, d’autant plus qu’ils représentaient environ 1/10e de la population totale du pays , voire même constituaient la majorité de la population dans plusieurs États du Sud. Si le mouvement des droits civiques, dont Martin Luther King était la figure de proue, avait adopté une posture légaliste et non-violente en revendiquant essentiellement l’intégration démocratique des Noirs au pays, les insuffisances de ses gains unie à l’entrée en guerre des USA au Viêt-Nam conduiront le mouvement noir à une radicalisation à la fois pratique et théorique : la violence comme instrument de lutte n’était plus taboue, et la contestation assumait un caractère de plus en plus vaste et systémique. L’union du communisme de Mao Zedong et du nationalisme noir de Elijah Muhammad et Malcolm X donne ainsi lieu à la naissance du Black Panther Party de Huey Newton et Bobby Seale, une organisation révolutionnaire internationaliste qui vise non seulement à affirmer le Black Power contre l’oppression des Blancs américains, mais à renverser le système considéré comme à l’origine du racisme, à savoir le capitalisme : « Nous ne combattons pas le racisme par le racisme. Nous combattons le racisme par la solidarité. Nous ne combattons pas le capitalisme exploiteur par le capitalisme noir. Nous combattons le capitalisme par le socialisme. Nous ne combattons pas l'impérialisme par un impérialisme plus grand. Nous combattons l'impérialisme par l'internationalisme prolétarien. […] Nous croyons que notre combat est une lutte de classe et non pas une lutte raciale » (H. Newton, A l'affût).
Le souffle révolutionnaire était néanmoins destiné à ne pas durer longtemps. L’intense lutte anti-communiste à l’intérieur des États-Unis qui mènera entre autres à l’exclusion de l’université de la militante noire Angela Davis (alors membre du Parti communiste), les rivalités internes au sein du mouvement noir et du BPP lui-même, et enfin la mort de Martin Luther King ont conduit en effet à une lente mais sûre décomposition du mouvement de libération Noir dans son ensemble. Le changement de paradigme du régime capitaliste sous l’impulsion de la crise depuis la moitié des années 1970 poussera les administrations Nixon et Reagan à mettre fin à toutes les politiques en faveur des Noirs qu’on avait mis en place depuis Kennedy : selon la nouvelle doctrine néolibérale, le gouvernement ne peut en effet rien faire pour eux, et ce sont les individus eux-mêmes (dont les Noirs) qui doivent s’occuper d’améliorer leur propre condition sans rien demander à l’État.

C’est dans un tel contexte de recul généralisé des mouvements révolutionnaires d’inspiration marxiste à la fois dans la réalité et dans les esprits qu’on doit comprendre la naissance des identity politics ou politiques de l’identité. Le concept se retrouve employé pour la première fois dans la Déclaration de 1977 du Combahee River Collective, organisation de féministes noires lesbiennes dont la plupart avaient participé aux mouvements pour la libération Noire : « C’est dans le concept d’identity politics que s’incarne notre décision de nous concentrer sur notre propre oppression. La politique la plus profonde et potentiellement la plus radicale émane directement de notre propre identité – et non pas de luttes pour en finir avec l’oppression d’autres personnes. Dans le cas des femmes Noires, il s’agit d’un concept répugnant, dangereux, menaçant et donc révolutionnaire, car au vu de l’ensemble des mouvements politiques qui nous ont précédé, il est évident que n’importe qui mérite davantage sa libération que nous. » Exit l’internationalisme prolétarien et la primauté de la lutte des classes : si les accents humanistes et révolutionnaires sont toujours présents dans ce texte, la priorité va désormais à la définition d’une spécificité d’une lutte singulière à l’égard des autres mouvances politiques dont cette lutte est proche et auxquelles on reproche de ne pas prendre en compte cette particularité. L’idée en arrière-fond était sans doute celle de compléter ces luttes par des dimensions qu’elles avaient ignorées voire même de créer des nouveaux sujets révolutionnaires porteurs d’émancipation collective. Cependant, le déclin du marxisme depuis la fin des années 1970 concomitant à sa défaite face au néolibéralisme triomphant retirera à ces mouvements la toile de fond qui permettait leur inscription dans un récit universel d’émancipation ; privées de cet universalisme, les différentes luttes des identity politics se développeront donc chacune de manière de plus en plus autonome par rapport aux autres pour des revendications de plus en plus particularisées. Les mouvements féministes et LGBT d’un côté, les mouvements anticolonialistes et anti-impérialistes de l’autre côté vont surgir pour exiger le respect des spécificités de chaque groupe opprimé tout en s’inscrivant en faux par rapport à un communisme en perte de vitesse.
Les pratiques des groupes d’identity politics peuvent être comprises par le biais du concept d’ « essentialisme stratégique ». Par cette expression issue d’une interview donnée en 1984 par la théoricienne féministe postcoloniale Gayatri Chakravorty Spivak on entend que l’affirmation d’une identité peut avoir la fonction politique utile de faire converger le groupe d’opprimés afin de mener une certaine lutte. La réappropriation par un groupe dominé d’un terme employé par les dominants pour les dénigrer, ou retournement du stigmate, est ainsi l’une des méthodes les plus courantes de l’essentialisme stratégique. Le succès de ce terme malgré le désaveu de Spivak elle-même (qui se déclarait anti-essentialiste) est un symptôme de l’enracinement des politiques de l’identité parmi les militants de gauche. Le moyen est en quelque sorte devenu une fin en soi, donnant naissance à une bizarrerie intellectuelle, l’anti-essentialisme essentialiste. Les questions de genre ou de race sont réputées être de pures constructions sociales, qui ne se basent sur aucune matérialité ; par contre, certains groupes, eux, sont appréhendés de manière globale et figée, qu’ils soient d’ailleurs considérés comme des alliés ou des ennemis.

L'identité à la lumière de l'extrême-droite et du libéralisme


L’analogie de ce concept avec la pensée d’extrême-droite est parlante, à condition de rappeler que l’essentialisme nationaliste n’est pas uniquement stratégique. Dès 1796, Joseph de Maistre exprimait l’idée, à propos de la Constitution de l’an III, que la notion d’homme ne recouvrait aucune réalité : « La constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme. Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc.; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie; s’il existe, c’est bien à mon insu » (Considérations sur la France, chap. VI). La même année, Louis de Bonald prétendit que « le Français n’est fait ni pour une extrême liberté, ni pour une extrême dépendance » (Théorie du pouvoir politique et religieux, Livre II, X). Ce qu’il faut retenir, c’est que le fondement de la pensée réactionnaire est un essentialisme ethnique, culturel et historique. Le Français est différent dans sa nature, et par sa nature, de l’Espagnol, de l’Anglais, du Sénégalais, etc. Vouloir unifier l’humanité, la concevoir comme une ensemble commun, c’est attenter à ce fait, reproche qui traverse l’ensemble de l’extrême-droite, jusqu’à aujourd’hui. Ceci justifie le sentiment nationaliste tel qu’il est conçu depuis le XIXe siècle, pour lequel un Français était lié à la France par une communauté qui dépassait de loin le simple hasard de la naissance.
Le corps social national est donc, dès le départ, donné comme naturel. Cette idée a une autre conséquence, comme le montre d’ailleurs l’expression même de « corps » social, à savoir l’organicisme : la nation (ou la race) est conçue comme un être vivant. Les membres disposent de fonctions différentes, selon des rangs différents, irrémédiablement différenciés, mais constituant un tout qui les englobe et les dépasse, tout comme les leucocytes participent au système immunitaire, tandis que les neurones participent au système nerveux, au sein d’un même être humain. L’organicisme implique logiquement l’idée de corps extérieur, capable de mettre en péril l’existence même du corps social, concept aux implications évidentes. C’est ainsi que pour la pensée réactionnaire, puis fasciste, l’Étranger est conçu comme un virus, un parasite, une maladie capable de détruire la société. Ceci explique très facilement pourquoi des mouvements autrefois impérialistes peuvent devenir anti-colonialistes avec une telle facilité : parce qu’ils ont toujours gardé le même raisonnement. La colonisation n’était pour eux que la nécessité pour la Nation de se maintenir, de s’étendre, bref, de survivre ; ils ont toujours, parallèlement à ce soutien aux agressions extérieures, dénoncé l’arrivée ou la permanence d’éléments qu’ils considéraient comme envahisseurs. L’exemple de la France des années 1885-1914, alors au faîte de sa puissance coloniale, pourtant en proie à une frénésie antisémite et xénophobe, est assez marquant.
L’extrême-droite en général et le fascisme en particulier a donc pu adapter son discours aux circonstances nouvelles, comme l'indique Nicolas Lebourg dans cet article. La décolonisation a eu pour effet de tronquer son impérialisme, créant ainsi le terreau indispensable à la production de nouvelles lignes idéologiques. Le combat délirant des antisémites américains contre le Gouvernement d’occupation sioniste (ZOG), ou celui, plus prosaïque, de la résistance contre l’impérialisme soviétique ou américain. Mais il faut attendre l’apport primordial d’Alain de Benoist pour voir une systématisation digne de ce nom, ajustée cette fois-ci au paradigme postcolonial : il s’agit de ce qu’on appelle vulgairement l’ethnodifférentialisme. L’idée est très simple, directe, d’une rouerie proche de la sournoiserie, et sa genèse mérite d’être retracée.
Le titre de l’interview fondatrice de de Benoist est transparent (« Contre tous les racismes », Éléments, n° 8-9, 1974). Il part du présupposé que les races, ou plutôt les ethnies, existent, formées d’éléments naturels et historiques. Il s’oppose donc à ce qu’il appelle « l’antiracisme ethnocide », à savoir l’universalisme laïc basé sur les droits de l’Homme, coupable d’avoir asservi les peuples non-occidentaux et d’anéantir par la violence les différentes ethnies. Il s’oppose également au racisme et à la xénophobie, puisque, pour lui, toutes les ethnies sont respectables par nature. C’est ici qu’intervient une référence aussi étonnante qu’inattendue : car pour justifier ses arguments, l’auteur s’appuie précisément sur le mouvement de libération Noir dont nous avons déjà parlé. Il loue ainsi le Black Power qui, comme le peuple juif, résiste aux tentatives d’assimilation et doit affronter l’hostilité des autres ethnies. Il faut attendre la toute fin de l’interview pour que de Benoist en vienne au fait : si l’on veut être un antiraciste conséquent, il faut être contre le racisme. Et, puisque le racisme est forcément ethnique, être contre tous les racismes : « on a le droit d’être pour le Black Power, mais à la condition d’être, en même temps, pour le White Power, le Yellow Power et le Red Power. » Et de moquer, quelques lignes plus loin, ces intellectuels blancs qui défendent toutes les races, sauf la leur – un grand classique de la rhétorique réactionnaire, maintes fois repris depuis.
Les conséquences de ce raisonnement particulièrement retors sont simples. De Benoist arrive, par ce tour de passe-passe, à conserver les bases racistes de l’extrême-droite tout en se déclarant anti-colonialiste. On peut la résumer comme une rénovation de l’ignoble doctrine separate but equal : les races existent, mais elles sont égales. Et pour qu’elles continuent d’exister, elles ne doivent pas se mêler. Il faut donc qu’elles soient séparées. Ainsi, la France est aux Français, l’Allemagne aux Allemands, l’Algérie aux Algériens, le Laos aux Laotiens, etc. Les tentatives d’intrusion sont donc condamnées dans les deux sens. La conquête coloniale est inacceptable… tout comme l’immigration africaine en Europe. Cette idée est à la source directe du fameux concept de racisme anti-blanc. Tout racisme est condamnable, le racisme anti-blanc est du racisme, donc le racisme anti-blanc est condamnable. Toutes les ethnies ont le droit de se défendre face aux ingérences, les Européens sont une ethnie, donc les européens ont le droit de se défendre. Le raisonnement est imparable en apparence, mais de Benoist omet de dire que ses prémisses ont été soigneusement choisies pour donner ce résultat. Tout cela pour en arriver au sempiternel « la France aux Français »…
De Benoist offre donc à la droite la plus extrême un instrument rhétorique d’une grande subtilité, capable, s’il est bien utilisé, de semer une confusion redoutable tout en sauvegardant ses fondements politiques.

Mais l’intérêt que présente la théorie d’Alain de Benoist c’est aussi de nous montrer de manière assez palpable la filiation profonde entre la pensée d’extrême-droite et le libéralisme. L’idée que les êtres humains sont à la fois égaux et strictement séparés par nature se trouvait déjà clairement énoncée par Locke en 1690, lequel fondait cette séparation sur la nécessité de préserver la vie de chaque individu : « Certainement, un homme, en cet état [de nature], a une liberté incontestable, par laquelle il peut disposer comme il veut, de sa personne ou de ce qu'il possède : mais il n'a pas la liberté et le droit de se détruire lui-même, non plus que de faire tort à aucune autre personne, ou de la troubler dans ce dont elle jouit, il doit faire de sa liberté le meilleur et le plus noble usage, que sa propre conservation demande de lui » (Second traité du gouvernement civil, chap. II, § 6). S’autodétruire ou détruire la vie d’un autre individu est un crime grave en ceci qu’il attente à l’ouvrage de la Providence divine qui a voulu que les individus existent tels qu’ils sont et qu’ils se tiennent à l’intérieur des limites qu’elle leur a fixées : « C'est ce que lui défendent les bornes de la Loi de la nature dans lesquelles il doit se tenir par la raison qui suit, qu’il doit faire de sa liberté le meilleur et le plus noble usage que sa propre conservation exige de lui ; parce qu'il est l'ouvrage du Tout-Puissant qui doit durer autant qu'il lui plaît, et non autant qu'il plaît à l'ouvrage » (Ibid., note 2). La même idée de la nécessité de la conservation de chaque individu se retrouve inchangée chez Adam Smith quelques 70 années plus tard, à ceci près qu’il ne s’agit plus d’une obligation envers Dieu mais d’une nécessité naturelle : « Ainsi, la préservation de l’individu et la propagation de l’espèce sont les grandes fins que la Nature semble s’être proposées dans la formation de tous les animaux. Le genre humain est doté du désir de ces fins et de l’aversion envers leur contraire, de l’amour de la vie et de la terreur de l’anéantissement » (Théorie des sentiments moraux, Partie II, section I, chap. V, note).
Mais c’est Emmanuel Kant qui a transposé le premier le principe de la préservation de soi des individus aux sociétés humaines. Dans son traité De la paix perpétuelle, il défend sur la même base d’une Providence naturalisée l’idée que les États ne peuvent ni s’agresser mutuellement ni se trouver dans une situation de dépendance les uns à l’égard des autres à moins de remettre en cause leur existence autonome : « les puissances extérieures ne sauraient s'immiscer dans les affaires d'un peuple indépendant de tout autre et luttant contre ses propres maux, sans violer ses droits, sans donner elles-mêmes par conséquent l'exemple du scandale, et sans mettre en péril l'autonomie de tous les États » (De la paix perpétuelle, article V). La séparation des peuples par le biais de la langue et de la religion a été créée par la Nature de sorte à les protéger contre toute intégration forcée d’un peuple à un autre ou à la puissance d’un État étranger. Le commerce international devient ainsi le seul moyen efficace de maintenir la paix entre les peuples au niveau cosmopolitique sans remettre en question l’indépendance de chaque peuple à l’égard des autres.
Ce cadre cosmopolitique libéral demeure au fondement du multiculturalisme actuel entendu comme la coexistence de différentes cultures ou ethnies les unes à côté des autres dans une atmosphère de respect mutuel et de non-agression réciproque. Ce qu’on ne dit pas souvent cependant c’est que ce même multiculturalisme vise à éliminer le concept même d’émancipation vis-à-vis des structures d’oppression comme le reconnaît l’un des théoriciens du multiculturalisme les plus conséquents : Richard Rorty pense ainsi que le but de toute politique libérale est le « cosmopolitisme sans émancipation », à savoir non pas la libération vis-à-vis des structures qui nous enchaînent mais la libre expression des différences au sein d’une « société galactique » ayant pur but ultime « l'augmentation de la tolérance et la diminution de la souffrance » (« Le cosmopolitanisme sans émancipation : réponse à Jean-François Lyotard », Critique, n° 456, 1985).

Le cadre de pensée multiculturaliste commun à l'extrême-droite et au libéralisme se révèle ainsi comme radicalement incompatible avec les exigences d’une lutte pour la libération des minorités opprimés. Car à partir du moment où les cultures sont posées comme naturellement délimitées entre elles, l’idée même d’un rapport de domination actif qui exclut une partie de la population des droits qui sont reconnus à la population majoritaire disparaît, tout comme celle de l’existence d’une structure ou d’un système de domination qui produit une telle exclusion et qu’il faut détruire pour que les dominés s’émancipent. A la place de cette lutte politique, de Benoist et Rorty produisent une vision du monde où les différents peuples, ethnies et cultures vivraient en paix et en harmonie… à condition cependant de rester dans les limites qui sont les leurs, et de ne jamais empiéter sur le domaine des autres. Si extrême-droite et libéralisme diffèrent sur les solutions politiques à appliquer au sein d’un Etat-nation particulier - ici reconnaissance des cultures minoritaires, là injonction (purement rhétorique) de s’adapter à la culture majoritaire ou à quitter le pays pour rejoindre les « siens » - il n’en reste pas moins qu’ils partagent une même conception de fond qui voit les ethnies comme étant à jamais séparés les unes des autres, impénétrables et anhistoriques. L’orientalisme qui figeait les « autres » cultures dans une essence éternelle et immuable s’est finalement étendu à l’Occident lui-même, qui devient ainsi comme les Amérindiens ou les Esquimaux une ethnie à préserver vis-à-vis de toute altération par une puissance étrangère.

Par-delà l'identité


Si nous voulons que l’antiracisme soit une vraie lutte d’émancipation qui ne se laisse pas happer par les codes du système qu’il est censé combattre mais qui transforme réellement la situation sociale oppressive, si nous voulons qu’il soit une politique au sens fort, alors il faut le repenser sur des bases solides. Deux points fondamentaux permettent d’éviter les écueils désignés ci-dessus : en premier lieu, l’unité biologique de l’espèce humaine, et en deuxième lieu la nature historique des différences ethniques et culturelles.
Le premier point est aussi simple qu’essentiel. L’espèce humaine forme un tout biologique. Quelles que soient les différences physiologiques, chaque être humain dispose des mêmes facultés d’adaptation, de communication, de reproduction que ses semblables. Rien n’empêche a priori un Noir de vivre en Scandinavie ou un Blanc de s’établir en Amazonie ; de la même manière les différences d’apparence physique n’ont aucun impact sur les capacités physiques en elles-mêmes, simplement parce que tous les humains font partie du même ensemble. Les conséquences de ce fait primordial sont logiques. Du fait même de cette unité biologique, le discours racial ne peut être un discours scientifique, mais purement idéologique, aux visées essentialistes et politiques. Si la race ne peut exister en soi, il est évident qu’il ne peut s’agir que de productions historiques.
Ce qui nous amène donc au second point d’importance : la race ou l’ethnie est le produit de l’histoire. Le concept de race est tributaire de conditions données, dans un mode de production donné, dont les conséquences varient au fil du processus historique. Par exemple, le Noir américain était vu au XIXe siècle par une bonne partie des Blancs américains comme un campagnard ignare et inquiétant. Au XXIe siècle, il est souvent perçu comme un urbain sédentaire et paupérisé. D’une manière plus générale, les Occidentaux perçoivent la prétendue supériorité de leur civilisation au travers des modes de production qui se sont succédé au cours des siècles : la féodalité était vue comme un système intrinsèquement supérieure aux « despotismes asiatiques », tandis que la première révolution industrielle a permis de justifier les entreprises impérialistes. De la même manière, la perception qu’avait un chinois Han de ses voisins mandchous n’était pas forcément la même au faîte de la dynastie Ming qu’après l’avènement de la dynastie Qing, dominée justement par les Mandchous ; d’un côté, il pouvait voir des barbares nordiques un peu menaçants, de l’autre des despotes arrogants. Dans ces conditions, l’impérialisme de l’Occidental peut être vu comme un miroir inversé de l’idéologie colonialiste, ou le Blanc se concevait comme étant le seul capable d’atteindre l’universel, par rapport aux cultures inférieures engoncées dans leur particularisme.
Le processus de racisation est un processus subjectif, non objectif, puisque la race n’a aucune réalité scientifique. Ceci explique pourquoi il est plus logique de parler de « racisé » pour désigner les êtres humains subissant le racisme, car le racisme est projeté sur l’être, sans que cet être justifie cette projection. Dans cette perspective, il n’y a pas d’ « Arabes » ou de « Chinois », mais des « arabisés » ou des « sinisés » que seul le point de vue orientaliste de l’Occident pourrait enfermer dans une essence culturelle. Mais pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de cette logique, et utiliser le terme de « raciseur » pour désigner celui qui provoque cette projection ? L’accent sera donc porté sur l’opération plutôt que sur l’être, en soulignant qu’il s’agit d’un rapport social, car si le racisé n’est pas racisé par nature, le raciseur ne l’est pas non plus, et ce quelles que soient les conditions dans lesquelles se déploient le racisme. Et, de même que le capitaliste ne peut se concevoir que par sa position dans le procès de production, le raciseur ne peut être appréhendé qu’au sein du racisme. Ce cadre de pensée est cohérent avec la conception matérialiste de l’histoire, où le capitaliste n’est pas exploiteur par essence, mais parce que cela marque sa situation dans le système capitaliste. Si cela est vrai, la lutte contre le racisme ne peut pas être réduite à la lutte contre le(s) raciseur(s), pas plus que le capitalisme ne disparaîtrait si on détruisait Goldman Sachs, Monsanto ou McDonald’s. On peut même ajouter que les dominants, au sein du système raciste, sont tout autant racisés que les dominés, même s’ils ne sont pas en position subalterne.
Insister sur les différences radicales entre les cultures, a fortiori sur une base ethnique, c’est une manière d’exclure les communications entre elles, aussi bien celles possibles à venir que celles passées qui les ont produites. Ainsi, dans cette perspective, un évènement qui se passe au Maghreb, comme les révolutions récentes, ne pourrait survenir en Europe, non pas en raison d’impossibilités matérielles (contexte économique et politique) mais plutôt à cause d’une différence de tempérament due à la culture et à une pseudo-biologie. Ceci a pour but de scinder définitivement l’espèce humaine en morceaux épars, d’une manière totalement contradictoire à la réalité matérielle de cette espèce. Les êtres humains restent les mêmes mais sont conçus comme différents par nature, ce qui souligne une fois de plus le caractère idéaliste de l’ethnicisme/racisme différentialiste. Ainsi, pour reprendre le même exemple, ceci a pour conséquence d’empêcher de concevoir la possibilité même d’une révolution sur le modèle tunisien ou égyptien en Europe. L’ethnicisme différentialiste fonctionne donc comme des œillères, nous empêchant d’appréhender la réalité extérieure par un tour de passe-passe idéaliste. On peut citer le fameux The Clash of Civilizations de Samuel Huntington comme illustration de cette imperméabilité de façade (qui par ailleurs masquait un nouveau projet impérialiste occidental). De même, concevoir la culture comme une essence empêche de voir le mouvement permanent d’apports qui traversent celle-ci. L’influence de la philosophie islamique sur la philosophie chrétienne est bien connue, et Alain de Benoist lui-même n’aurait pu produire ses concepts s’il avait été exposé à des sources uniquement françaises, si ce mot a d’ailleurs un sens.

Si ce que nous disons est vrai, une véritable politique antiraciste globale ne peut pas prendre la forme d’une identification à un groupe spécifique (surtout lorsque l’identité de ce groupe est en réalité déterminée par le racisme) ; elle ne peut être autrement qu’une politique de désidentification. Cette proposition est en apparence provocatrice, mais elle se justifie à la fois par les pratiques des groupes identitaires eux-mêmes et par les revendications qui leur sont propres. D’une part en effet, toute constitution d’un groupe ou d’un collectif exige toujours de faire abstraction d’un ensemble de particularités qui différencient les individus entre eux : pour former le groupe racial « Arabe » nous devons ne pas tenir compte du genre (homme, femme, trans...), de l’origine (Tunisie, Syrie…), de la religion (chiite, copte, juif, athée…) et de nombreux autres caractères qui font que l’individu n’est pas forcément identique aux autres et ne se sent pas non plus tel. D’une manière analogue, un collectif anticapitaliste internationaliste ne tient pas compte du milieu originaire et du métier de chacun, car ce qui importe c’est l’adhésion à une cause commune qui transcend les individus singuliers qui y travaillent, bien que chacun puisse enrichir cette cause grâce à son point de vue spécifique. Selon cette perspective, un collectif antiraciste doit faire et fait toujours en réalité abstraction du rôle spécifique de chacun dans le système raciste actuel, puisque ce qui compte ce n’est pas l’origine (Noir, Arabe ou Blanc) mais que la volonté de mettre fin à ce système qui divise la société en Noirs, Arabes et Blancs. Les modalités spécifiques de combat sont ouvertes au débat et au questionnement pour savoir quelle est la meilleure ou la plus efficace, mais sans une telle transcendance de la cause par rapport aux individus et à leurs identités reçues ou revendiquées il n’est guère possible que l’antiracisme devienne une politique de masse capable de s’étendre bien au-delà du cercle des racisés, et créer ainsi les conditions du changement social.
Mais l’antiracisme est une politique de désidentification aussi dans un deuxième sens, à savoir qu’il s’agit précisément de rejeter les identités que les autres nous attribuent pour nous exclure de la participation à la communauté au sens restreint (la communauté locale ou nationale) ou au sens large (la communauté humaine). Car à moins de retomber dans des formes ethniques de nationalisme, l’intérêt fondamental d’un racisé n’est pas d’être renfermé dans son identité de racisé, mais bien d’être reconnu comme un citoyen, un travailleur et un être humain à égalité avec les autres. Cela n’a rien de bien nouveau. Les femmes du collectif de Combahee River ne disaient-elles pas elles-mêmes : « Nous rejetons les piédestaux et nous ne voulons ni le titre de reines, ni marcher dix pieds en arrière. Etre reconnues comme humaines, tout simplement humaines, nous suffit » ? L’égalité de tous les êtres humains alors, et non le différentialisme, devrait être le fondement de l’antiracisme. Et ça l’est toujours, même lorsque nous finissons par l’oublier. Personne n’a mieux décrit cette réalité que Frantz Fanon, dans la fameuse conclusion de Peau noire, masques blancs :

« Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose : que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Avant de s’engager dans la voix positive, il y a pour la liberté un effort de désaliénation. »

Sortir de ces identités qui ne sont rien d'autre que l'effet du regard qu'autrui porte sur nous, détruire les découpages identitaires du social produits dans et par l'histoire, se reconnaître dans l'autre et reconnaître l'autre comme un égal à soi, c'est peut-être la seule manière pour parvenir à une société réellement émancipée et égalitaire dont aucun être humain ne serait exclu. Et ce quelle que soit ta religion, ton origine, ton apparence ou ta couleur de peau.


Antoine et Nebëhr

2 commentaires:

  1. Beaucoup de raccourcis sur la visée et la diversité des approches qui relèvent de l'identité, dans ce texte , qui au final, réhabilite les travaux et théories de penseurs hommes blancs (oups mince je parle d'identités!), au détriment de travaux de minoritaires qui justement ont pointé l'écueil de ceux-ci.

    Votre usage de Fanon (mais on a l'habitude de voir cela) est typique de ceux qui veulent extraire de sa pensée quelques passages sans connaître sa pensée globale. Fanon est un auteur complexe, dense, et il y en a assez de le voir réduit à quelques passages, précisément pour l'utiliser contre les post colonisés qui ont tout intérêt à puiser dans son oeuvre !

    Je crois que fondamentalement, il faut commencer à comprendre que les rassemblements autour d'identités, ne constituent pas en soi des politiques identitaires, au sens où elles "s'enfermeraient" dans ces notions.

    Toutes les expériences sont unanimes : les rassemblements pêle mêle autour d'un vision politique reproduisent les hiérarchies épuisantes qu'on se tape déjà dans la vie de tous les jours.

    Votre conclusion est un appel humaniste creux (quelle que soit ta couleur, etc) qui n'ébranlera jamais les structures du pouvoir. Vous nier la matérialité des rapports sociaux, et vous ne proposez rien de pertinent pour une lutte concrète contre les structures du pouvoir. Que proposez-vous ? Une fois que tout le monde se réunit, sans distinction de ceci cela : qui définit les priorités ? qui définit le mode d'action ? Ben oui mes amis, il se trouve que certaines questions passent TOUJOURS après, raison pour laquelle il est utile que certains dominés se retrouvent dans des espaces où elles seraient au centre.

    En fin de compte, vous ne faites que répétez ce que la gauche la-lutte-des-classes-passe-avant répète depuis toujours à l'encontre des féministes, des anti racistes, des homos et des trans. Plutôt que de vous interroger sur les raisons qui amènent à se développement de divers fronts, vous persistez dans le fantasme d'une lutte globale qui en réalité est une lutte de classe à laquelle doit être subordonné tout le reste. Les gens en ont marre de ces conneries, et cet appel restera lettre morte, à part bien sûr chez ceux qui pensent déjà ainsi.

    Maintenant, une fois que j'ai dit ça, je crois à la remise en question permanente de théories, des bases sur lesquelles on veut lutter, et effectivement les différents fronts de lutte sont soumis à de nouvelles attaques qui nécessitent de repenser certaines réponses (mais certainement pas en remettant au goût du jour les stratégies - ici plutôt gentilles - de délégitimation déjà entendues).


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    1. Pourriez-vous nous expliquer en quoi parler du Mouvement des droits civiques, du Black Panther Party et de Fanon réhabilite la pensée des hommes blancs au détriment des minorités ?

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